Interview with Marie-Noël Rio BON QU’À ÇA … pas lâcher… essayer toujours… ne sachant ce que c’est… … ce que c’est qu’il faut essayer… … n’importe… pas lâcher… finir par tomber juste… … reprendre là… repartir de... Samuel Beckett, Pas Moi LA ZONE GRISE « Ce que la vie signifie pour moi » : la pire des questions! En réalité, il faudrait l’envisager en fonction de l’âge. Un enfant de dix ans pourrait dire: « Pour moi, la vie, c’est un gros gâteau, et c’est tout. » Mais quand on a déjà vécu longtemps en se posant constamment cette question, on ne parvient jamais à donner une réponse adéquate. Je vois nos vies comme des orbites. Nous sommes de tailles différentes, nous avons donc différentes forces de gravité, et nous évoluons en ellipses. Parfois nous attirons d’autres gens, placés sur des orbites distinctes, ou c’est eux qui nous attirent, et nous passons un peu de temps ensemble. Parfois, au contraire, nous nous sentons moins attirés, voire repoussés – de même qu’ils peuvent se sentir repoussés par nous. Je ne pense pas en termes de lignes, mais en termes d’ellipses, d’orbites, de spirales. Je ne suis religieux en aucune façon. Je n’ai jamais pu appartenir à quelque église que ce soit. Mais si je pouvais croire en un Dieu, ce serait en celui qui se trouve à l’intérieur de nous-mêmes, à l’intérieur de chacun de nous. On pourrait l’appeler une petite lumière, un petit soleil, ou d’une autre manière, peu importe. Car je pense qu’il y a quelque chose de gigantesquement petit en chacun de nous, que le microcosme et le macrocosme sont une seule et même chose. Plus on va vers le petit, plus grand devient tout le reste, et inversement. Nous participons tous de ce phénomène. À la fin de notre vie, nous revenons à nouveau à la totalité de la nature, nous rejoignons toute la famille physique, jusqu’à ce qu’une partie de nous accède à la conscience et devienne quelqu’un d’autre, ou quelque chose d’autre. Parce que nous sommes constitués d’éléments divers, de gens différents, de minéraux, d’une multitude de choses. Nous faisons partie de l’univers entier, bien sûr. Et seulement cela. J’en suis profondément convaincu. J’ai créé naguère une pièce que j’ai appelée Return to a Strange Land. Le titre décrit exactement ce dont je parle: on prend conscience d’être devenu ce que l’on est par une sorte de hasard, jusqu’à ce que l’on regagne, avec la mort, le monde qui était initialement le nôtre et que l’on avait quitté, un monde que cependant nous ignorions. On retourne dans le pays où l’on se trouvait auparavant, dans un pays étrange, que l’on devrait connaître du temps d’avant, mais que l’on ne connaît qu’inconsciemment. J’aime cette zone grise entre être et non-être, entre lumière et ténèbres. J’aime le moment juste avant la représentation et celui juste après – peut-être plus encore celui avant la représentation d’ailleurs, parce qu’il y a un mouvement, une tension vers quelque chose qui n’est pas là, qui ne réside encore que dans notre imagination. Tout est si beau alors. La représentation peut être décevante, mais rien n’affecte jamais cette préparation, cette attente, cette beauté, cette électricité… La zone crépusculaire. Le pressentiment. Peut-être est-ce parce que je ne suis pas assez courageux pour me prononcer définitivement que ces instants me sont si précieux. Ceci est blanc et ceci est noir, et pourtant, e ne peux pas me prononcer. Car le noir peut être complètement noir, mais le blanc ne peut jamais être complètement blanc. On peut faire l’obscurité totale, mais pas la lumière totale. Il existe des milliards de blancs différents. Même le soleil peut être des milliards de fois plus brillant qu’il n’est. Mais noir, c’est noir. À l’intérieur de quelque chose d’opaque règne un noir dense. Comme un trou noir, qui attire toute la matière de l’univers. C’est pourquoi le noir est si puissant. LA TERRE MATERNELLE Le fait de ne pas vivre dans son pays natal est très important. C’est essentiel, cela vous transforme. J’ai soixante-neuf ans et voilà cinquante ans que je ne pratique plus régulièrement ma langue maternelle, le tchèque. Mais je continue de la parler et de la lire sans aucune difficulté. Je me souviens même de mots que je n’ai jamais utilisés. Qui me viennent de l’école ou de la littérature, des mots très spécifiques, ou très archaïques. Je n’ai rien oublié. Je commence à avoir des problèmes de mémoire, comme les vieux qui se rappellent parfaitement les événements de leur jeunesse, mais pas ce qu’ils ont fait la veille. Cela me gagne peu à peu. Et cela explique sans doute le fait que je me souvienne très bien de ma langue. Je n’ai pas un rapport intellectuel avec elle. Elle est enfouie quelque part dans ma mémoire. Il y a quelque temps, je me suis mis à écrire en tchèque, parce que j’étais inquiet à l’idée d’en avoir perdu l’usage. Mais je n’avais rien perdu du tout, et cela m’a rassuré. J’ai remarqué, pourtant, que les muscles de ma bouche ne sont plus habitués à la phonétique tchèque. Je parle tous les jours le néerlandais, l’anglais et l’allemand: revenir à ma langue demande à ma bouche des mouvements différents. Est-ce négatif de quitter son pays pour toujours? Bien sûr que oui. Est-ce positif? Bien sûr que oui aussi. S’en aller permet de découvrir tant d’autres choses, de devenir un citoyen du monde. La tragédie, c’est que je peux répondre indifféremment par oui ou par non à n’importe quelle question, avec la même conviction. JE FAIS CE QUE JE PEUX Apprendre constamment des choses nouvelles, comme j’ai dû le faire pour m’adapter aux changements de ma vie, est devenu une habitude et un objectif dans ma façon de travailler. Je veux aller au-delà de ce que je sais, toujours, et peu m’importe si cela m’amène à faire quelque chose qui a déjà été expérimenté, puisque pour moi, c’est une découverte. Découvrir, créer, c’est ce qu’il y a de plus important à mes yeux, l’essence de la façon dont j’aime vivre. Nous avons tous en nous, potentiellement, le pouvoir de découvrir ou de créer, et parfois nous n’en sommes pas conscients. Ce pouvoir, quel est-il ? « Je fais ce que je peux » : j’aime cette formule de Samuel Beckett, elle est parfaite, on ne peut pas dire mieux. J’ai ma propre interprétation phallocentrique. Quand j’étais un jeune garçon, je faisais des compétitions avec mes copains à qui pisserait le plus loin. Il y a deux aspects là-dedans: le pouvoir que l’on a en soi-même – la quantité d’urine, la force musculaire… –, et la visée. Car il faut bien viser: si je vise ici, ce n’est pas assez loin, là c’est mieux, et là-bas peut-être encore mieux; mais si je vise plus haut, c’est peut-être trop haut; encore plus haut, ça tombe trop près, et si je pisse à la verticale, ça me retombe sur la tête. La question, en fin de compte, est d’utiliser de la meilleure manière possible le pouvoir que l’on a en soi. Il faut bien viser donc. Ne pas se sous-estimer et ne pas se surestimer. Exercice très difficile, car c’est dans la nature humaine de toujours vouloir ce que l’on n’a pas. Ou de vouloir ce dont on n’est pas capable. C’est pourquoi j’adore la formule de Beckett « Je fais ce que je peux. » Et il l’a réellement fait. C’est fascinant. Je parle dans des termes tellement généraux, mais il en va de même pour tout le monde, en réalité. Pour résumer, ma personnalité se situe quelque part entre le pisseur et le microcosme. COMMENCEMENTS Le Conservatoire de Prague dispensait une éducation dont l’un des principes était, dès l’entrée: « Ne vous contentez pas de la danse, regardez toutes les formes d’art autour de vous. » Nos locaux étaient situés au milieu du campus universitaire, et tous les étudiants se retrouvaient à la pause du déjeuner. Nous n’étions donc pas uniquement axés sur la danse. Nous avions de très bons professeurs, nés dans les années vingt et trente, avant la guerre, avant le régime communiste. Ils étaient très ouverts et leur enseignement n’était pas doctrinal du tout. Ils nous ont montré la diversité des choses, les différents possibles, ils nous ont permis de comprendre qu’il n’y a pas qu’un seul chemin pour Jérusalem, mais un grand nombre. J’ai toujours eu spontanément plusieurs centres d’intérêt. Je suis devenu danseur parce que j’aime ce qui est physique, j’aime le sport. Jeune, j’ai fait de la gymnastique. L’activité physique, dans laquelle je me sentais à mon aise, était pour moi une façon de créer quelque chose à partir de ma virilité. Je souhaitais m’exprimer à travers mon corps. Je voulais être Noureev, mais à vingt-huit ans j’ai réalisé que je ne pourrais jamais être Noureev. J’ai compris que mon corps n’était pas à la hauteur, et que je m’exprimerais beaucoup mieux à travers le corps d’autrui qu’à travers le mien. Quelqu’un d’autre pourrait matérialiser mes rêves beaucoup mieux que je ne pourrais le faire moi-même. J’ai alors décidé de cesser de danser. Finita la comedia. C’est ainsi que je suis devenu chorégraphe, le plus simplement du monde. J’étais à Stuttgart à ce moment-là, j’y ai créé mes premières chorégraphies. Les Hollandais du Nederlands Dans Theater les ont vues et ils m’ont invité. Et à vingt-huit ans, alors que j’avais pris la décision de cesser de danser, je suis devenu directeur du NDT à La Haye. QU’EST-CE QUE LA DANSE ? Très tôt, je suis allé en Australie pour étudier les danses des Aborigènes. J’ai passé du temps avec eux dans le désert, à m’efforcer de comprendre l’importance que la danse a pour eux. Il n’y a pas au monde de culture comparable à celle des Aborigènes, car ils sont eux-mêmes leur culture. Ils ne produisent rien de durable, aucune œuvre d’art, à l’exception de quelques rares peintures rupestres – ce qu’on appelle la peinture aborigène, qui est apparue récemment, est produite essentiellement pour le marché de l’art et les touristes. Leur culture est authentiquement vivante : quand ils chantent, elle est là, quand ils s’arrêtent de chanter, elle disparaît. Quand ils racontent une légende, la légende est vivante, quand ils se taisent, elle cesse de vivre. Quand ils dansent, leur culture est là, quand ils cessent de danser, elle retourne à l’intérieur d’eux-mêmes. Elle n’existe que d’être exprimée par ces êtres humains-là. J’ai demandé à un vieil homme pourquoi il dansait, il m’a répondu: « Parce que mon père me l’a appris et que je dois l’apprendre à mon fils. » Il était un maillon d’une chaîne, et sans ce maillon la chaîne serait brisée. C’est ainsi que leur société est soudée. La culture aborigène est la seule culture authentiquement vivante que je connaisse, parce qu’elle n’existe pas en dehors d’eux, sous aucune forme. Ils sont nomades: pas d’architecture, pas de maisons. Ils sont nus: pas de vêtements. Pas d’écriture, pas d’enregistrement de quoi que ce soit. Ils n’ont d’instruments que pour survivre: le boomerang, la lance. Et pour faire de la musique: deux pièces de bois et le didgeridoo traditionnel. Nous avons essayé de les enregistrer, mais cela n’avait guère de sens puisque, pour eux, les choses n’ont d’existence que fugitive. J’ai été fasciné par cette culture. Je me souviens d’une danse à laquelle j’ai assisté, appelée « Le Chasseur et l’Animal », où les deux danseurs se meuvent constamment sur le périmètre d’un cercle; la distance de l’un à l’autre est toujours la même puisqu’ils bougent simultanément; jamais ils ne se rapprochent, et l’on ne sait donc pas qui est le chasseur et qui l’animal, on ne sait pas qui chasse qui. J’ai trouvé cela magnifique. Je voulais mieux comprendre cette culture et nous avons organisé un grand festival de danse aborigène. On considère les aborigènes comme une société homogène, mais ils sont aussi divers que les peuples d’Europe – ils parlent des langues différentes, ils ont des danses, des histoires, des cultures différentes. Nous les avons donc rassemblés et nous avons passé beaucoup de temps avec eux. J’étais très nerveux. Je pensais: « Comment pouvons-nous communiquer? Qu’est-ce qu’ils vont faire de moi? Qu’est-ce que je vais faire d’eux? » Je n’en avais pas la moindre idée. Ils voulaient savoir qui j’étais. Je suis allé dans leur campement avec un écran et un groupe électrogène et je leur ai montré une vidéo de l’une de mes pièces. Ils se sont assis par terre autour de l’écran, tout nus, et ils ont regardé. À la fin, ils sont partis sans rien dire. Ils sont revenus le lendemain et ils ont déclaré que j’étais un bon rêveur. Ils ne créent pas de danse, ni de chant, ils les rêvent. Ils disent « J’ai rêvé une danse, je te la montre, j’ai rêvé un chant, je te le montre. » C’est ainsi qu’ils procèdent. Par la suite, ils m’ont permis de rester parmi eux. Ils ont formé une ligne pour danser, ils m’ont pris dans la ligne et ils ont dansé avec moi. A ce moment-là j’ai pensé que si j’avais des racines en Europe et d’autres en Australie et qu’elles étaient assez longues, elles se rejoindraient sans doute quelque part au milieu de la Terre, ou elles brûleraient dans le magma. La danse est une expression humaine si élémentaire! C’est l’art le plus vieux, le plus archaïque. D’avant l’écriture, d’avant la peinture, d’avant toute inscription. Et aussi une expression humaine si vulnérable, parce que c’est notre corps que nous déclarons en tant qu’œuvre d’art et que c’est avec lui que nous nous exprimons. On ne peut pas mentir en dansant, car si l’on mentait, on ferait de soi-même, de son propre corps, un mensonge. Or le corps ne peut pas mentir. C’est peut-être pourquoi la danse est une forme universelle de communication. Tout comme le chant. Nul besoin d’une quelconque extension du corps pour pratiquer la danse et le chant, ces deux arts nus: on peut être nu et chanter et danser. C’est pourquoi je pense que le chant et la danse exercent une séduction universelle. Aujourd’hui, on mélange la danse avec des mots, des films et toutes sortes d’éléments. Je le fais aussi: on peut écrire des choses très différentes de la même écriture. Malgré tout, la danse reste quelque chose de très spécifique, qui ne peut se traduire ni en mots ni en film, ni en quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs. Saisir cette qualité spécifique, le caractère unique de la danse, est un processus très difficile. C’est ce que je recherche : trouver l’essence, la qualité unique que seuls possèdent les danseurs, et aucun autre artiste. ENTRE VIE ET MORT Pas moi est un court texte théâtral de Samuel Beckett – Madeleine Renaud en a fait la création en France, on ne voyait que sa bouche articulant les mots, tout le reste était plongé dans le noir. J’ai eu le projet de monter ce texte: j’avais imaginé de le découper et de le faire dire en partie par un film et en partie par une interprète en direct. De sorte que le texte dans le film aurait pu être dit des années auparavant, alors que le texte sur la scène ne l’aurait été qu’au moment de la représentation – un dialogue entre vie et mort, d’une certaine façon, puisque dans un film personne n’est vivant. Je suis fasciné par cette expérience de la vie et de la mort au même moment sur une scène. J’avais mis tout au point, mais la fondation Beckett ne m’a pas accordé les droits. Ils m’ont dit: « Nous apprécions votre projet, mais nous pensons que vous vous écartez tellement du concept original que nous ne pouvons pas l’autoriser. » Ils avaient complètement raison, bien sûr. J’avais été trop égoïste, en un sens. Peut-être monterai-je un projet de ce type avec un autre texte, parce que j’aime cette idée d’une personne morte et vivante en même temps. Je m’en suis en partie approché avec East Shadow. Pour moi la combinaison du film et de la représentation est ce qu’il y a de plus beau. Parce que cela parle de la vie et de la mort, d’un temps arrêté à un certain moment et de la vie qui continue à côté. Malheureusement, j’ai beaucoup de projets qui ne se sont pas matérialisés et que je ne pourrai pas matérialiser. Peut-être ma vie tient-elle davantage aux choses que je n’ai pas faites qu’à celles que j’ai faites. Parce que les premières sont beaucoup plus belles et beaucoup plus profondes que les secondes. Peut-être un jour ferai-je une forme simple avec Pas moi. KILL YOUR DARLINGS Je crois que le théâtre est l’art de couper, et non d’ajouter. Je commence malheureusement avec beaucoup de choses compliquées, et puis j’en élimine un grand nombre, pour finir par arriver à quelque chose d’assez simple. À vrai dire, en général, mon idée de base est simple mais elle croît en une sorte de monstre affreusement complexe. Je commence alors à démolir, jusqu’à me retrouver avec un bon bouillon, que je laisse cuire pendant des heures. Il ne reste que l’essence, et là j’obtiens une réelle qualité. Cela n’arrive pas tout le temps, mais quand c’est le cas, c’est vraiment beau. Quand on est en plein processus de création, on sent que telle ou telle trouvaille n’est pas vraiment juste, mais on a tendance à se mettre à l’aimer, simplement parce qu’elle est là. Il faut pourtant la tuer. Cela revient un peu à tuer ses bébés. Ou, comme disait William Faulkner à propos de l’écriture, à tuer ses darlings. On doit éliminer des pans entiers de sa propre création, même ceux que l’on aime. Pour parvenir à quelque chose qui soit unique, qui soit authentiquement nous-mêmes et qui puisse former un langage compréhensible, il faut creuser profondément à l’intérieur de soi. Il s’agit d’une expérience intime, et d’une tentative de communiquer quelque chose de vrai, sans réel espoir de jamais réussir... Mais je ne me sentirais pas au bon endroit autrement. Je souffre quand je n’ai pas réussi à faire exactement ce que je voulais. Je connais un certain nombre de perfectionnistes qui jugent sans importance de ne pas atteindre la perfection, qui pensent que c’est l’intention qui compte. Je préférerais de beaucoup me satisfaire moi aussi de prendre simplement le chemin de la perfection, mais quoi que je fasse, je finis toujours par éprouver une déception – plus ou moins grande –, parce que la perfection ne se réalise jamais, évidemment. Je suis maladivement porté sur l’autocritique et cela peut me rendre très déplaisant, car j’exige la même chose des gens qui travaillent avec moi. Un chorégraphe ne travaille pas seul, il a affaire à des costumiers, des éclairagistes, des danseurs, des musiciens… C’est une élaboration complexe, et à mettre le niveau très haut, on risque de taper sur les nerfs de certains. Beaucoup de gens pensent que je ne suis pas quelqu’un de très agréable. Je monte des spectacles qui procèdent de ma nécessité de création, bien sûr, mais je les monte pour le public. Je ne suis pas de ceux qui disent: « Voilà ce que je fais. Si les gens aiment ça, c’est très bien, s’ils n’aiment pas ça, je m’en fous. » Non. Je veux que les spectateurs aiment ce que je fais. C’est pourquoi je le leur donne. J’ai des collègues – certains ont d’ailleurs un talent fabuleux – qui sont des provocateurs à rendre fous les gens; plus on les attaque, plus ils sont heureux. Je ne suis pas ainsi. J’aime que les gens prennent ce que je leur offre. Autrement, autant faire mes créations dans ma cuisine! Il me faut donc composer avec cette contradiction: d’un côté, faire les choses que j’aime, de l’autre les partager. Et j’adore que les spectateurs aiment ce que je fais. C’est aussi simple que cela. Je n’apprécie pas la controverse. Je veux apporter ma contribution à ce qui est positif chez les gens, cette chose cachée, très difficile à trouver parfois. J’aime solliciter l’élément positif que chaque être humain possède à l’intérieur de lui-même, et j’aime le stimuler de telle façon qu’il monte à la surface, je ne sais trop comment du reste. LA MUSE SABINE La vie professionnelle des danseurs n’est pas bien longue. Mais il y a des exceptions, comme Sabine Kupferberg. Elle devait avoir dix-sept ans quand nous nous sommes rencontrés à Stuttgart, c’était une enfant. Elle participait à une danse de groupe qu’avait réglée John Cranko pour La Mégère apprivoisée: des villageois en colère parce qu’il y a trop de bruit, ce genre de bêtises. Je me suis assis à côté d’un danseur plus âgé, et je lui ai dit: « Regarde cette fille, elle est insensée. » C’était Sabine. Sa drôlerie m’a sidéré dès ce premier instant. Sabine a une fascinante capacité de métamorphose. Elle m’intéresse depuis près de quarante ans déjà. Bien sûr, il y a des liaisons célèbres entre chorégraphes et danseurs, comme Zizi Jeanmaire et Roland Petit par exemple. Notre relation est encore plus extrême. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, c’est ainsi. C’est une relation absolument unique dans le monde de la danse. Il y a des gens qui découvrent quelque chose et qui passent ensuite le reste de leur vie à stagner. Pour Sabine et moi, la stagnation est impossible, ce serait la mort, sans aucun doute. Si je sentais vraiment qu’il n’y avait plus de perspective ouverte devant moi, je perdrais tout intérêt et j’arrêterais tout. Je ne prétends pas que j’ai raison: il y a des gens qui s’auto- reproduisent à l’intérieur d’un spectre étroit; ils sont heureux ainsi et ils rendent d’autres personnes heureuses parce qu’elles reconnaissent quelque chose qu’elles connaissent déjà. C’est une disposition de l’esprit : beaucoup de gens, lorsqu’ils achètent une chose, veulent savoir exactement ce qu’ils achètent. Avec nous, c’est très difficile. Sabine a ses limitations, comme moi. Les limitations aident à se développer parce qu’on doit les franchir. C’est pourquoi elles ne sont pas les ennemies de la création, bien au contraire. IMAGES Le monde de la danse est si éphémère, il est tout entier une « vision fugitive ». Cela va si vite: si l’on n’attrape pas l’instant, il est déjà enfui. Cette fugacité est la beauté même de la danse, une beauté extraordinaire. Il reste qu’on veut attraper l’instant, qu’on veut le garder pour toujours. Alors évidemment on s’arrange pour le capturer d’une manière ou d’une autre, dans un film par exemple. Ce qui est très contradictoire. Sans doute aussi cette obsession de capturer l’instant a-t-elle affaire avec l’âge et augmente-t-elle à mesure que la mort se rapproche. Je parle de Sabine presque constamment parce que je travaille avec Sabine, sur Sabine, en utilisant la façon dont elle change au fil des années. Or elle change beaucoup plus vite maintenant. Lorsqu’on est enfant, on se transforme très vite, puis, entre trente-cinq et cinquante-cinq ans, on n’évolue guère. Entre soixante et quatre-vingt ans, cela s’accélère à nouveau terriblement. Cela explique peut-être pourquoi je suis davantage obsédé aujourd’hui par le besoin de capturer – par le film ou la photographie – chaque instant de ce qui arrive à l’intérieur de l’être humain qu’est Sabine. Une image, c’est si mince! Un millimètre peut-être, peut-être trois-quarts de millimètre, quelque chose de cet ordre. Mais il y a des photographies qui ont vingt kilomètres d’épaisseur car on peut y lire une histoire entière, on y voit des yeux dans lesquels se reflète le monde. Et parfois une photo ne fait même pas un demi millimètre: aussi plate qu’une crêpe, parce qu’il n’y a rien. Parfois une œuvre d’art ne vaut même pas la toile sur laquelle elle est peinte, et parfois elle possède une profondeur infinie. Sabine, elle, a une capacité d’expression infinie en un infime instant, dans un détail, un fragment de son visage. Et cela produit un langage encore plus puissant quand c’est attrapé au moment juste. De peur de manquer cet instant qui tient en une seule image, j’en fais vingt-quatre, au bas mot! Notre prochain projet est une installation de photographies que j’ai prises d’elle. Chacune est une tranche de temps; ensemble, elles forment désormais tout un saucisson en rondelles! J’ai écrit un petit texte à propos de cette étude photographique, Free Fall: Photos immobiles – état émotionnel artificiellement construit – art et artificialité. Deux mots qui ont la même racine, mais totalement opposés dans leur signification. Pourquoi cette installation? C’est ma façon de résoudre la tension entre réalité et imagination. Et ma tentative d’arrêter le temps pour une fraction de seconde, et de prendre celui de le regarder tranquillement… Les artistes interprètes sont entraînés à reproduire tel ou tel état émotionnel en un instant. Le résultat est une « chorégraphie gelée ». Une image photographique est une guillotine, qui nous coupe du passé et du futur, et en même temps les fait se rejoindre à nouveau au moment de la pose. Les images de ce théâtre immobile survivront des années à l’interprète… Sabine est photographiée simultanément de face et de dos. Déchirée entre ce qui fut et ce qui sera, dans toutes leurs formes bizarres. J’ai fait ces images parce que je suis fasciné par le talent qu’a Sabine de changer avec les années, et par sa capacité à exprimer son univers émotionnel perpétuellement mouvant. Sa capacité à fabriquer une « reproduction vraie des émotions ». C’est un autre pas dans notre relation créative… Un autre pas pour tenir, et pour abandonner… J’ai pris des images de Sabine de dos et de face en même temps, de sorte que l’on sent son expérience présente, ce qu’elle a laissé derrière elle, là où elle va. Cette guillotine qui sépare le passé et le futur est déjà un mensonge, parce que la séance photo s’est déroulée il y a plusieurs semaines. Donc, nous sommes toujours dans une illusion, rien vraiment à quoi se raccrocher pour de bon. Pendant mes répétitions, j’avais l’habitude de dire: « Donc nous voilà à nouveau plus près de la mort. » On me répondait: « Quoi ? » et je précisais: « Évidemment! Tu ne penses pas ? » Quand je vais partir d’ici, tu seras plus vieille et je serai plus vieux que quand je suis arrivé. On ne s’en rend pas compte, mais c’est comme ça. ENTRE QUARANTE ANS ET LA MORT En 1990, cela faisait quinze ans que j’étais directeur du NDT. Durant ces quinze années, il m’avait fallu dire à des danseurs merveilleux – comme Gérard Lemaître – de quitter la compagnie parce que je n’avais plus rien pour eux. Ils ne pouvaient plus exister dans le répertoire que nous montions, c’était terminé. Il m’a fallu dire à ces gens: « Je suis désolé, tu es trop vieux, tu ne peux plus faire l’affaire. Ce n’est pas bon pour toi, ce n’est pas bon pour nous, ce n’est pas bon pour le public, ce n’est bon pour personne. » C’est tellement douloureux. Imaginons que les acteurs doivent s’arrêter de jouer à trente-cinq ans! Alors je me suis dit: essayons de voir ce qu’on pourrait faire, qui n’existe pas, pour les danseurs entre quarante ans et la mort. Une après-midi, à la fin d’un entretien, une journaliste m’a demandé si je voulais ajouter quelque chose. J’ai répondu: « Non, rien, mais attendez une minute, je veux vous dire une chose: c’est une honte qu’il n’y ait pas encore un chorégraphe, pas une institution qui fasse un geste sérieux envers les vieux danseurs. Je pense que c’est criminel, que c’est terrible. » Nous étions un samedi. Je connaissais plusieurs chorégraphes qui avaient des liens avec des danseurs âgés et je savais qu’ils auraient aimé faire quelque chose pour eux. Pour moi, c’était Sabine; pour Hans van Manen, c’était Gérard Lemaître; pour William Forsythe, c’était son ex-femme Alida Chase; et pour Mats Ek, c’était son frère Niklas. J’ai passé mon dimanche à téléphoner à ces amis, et le lundi j’avais l’accord de tout le monde: nous allions créer quelque chose de spécifique, quelque chose de particulier pour ces gens que nous aimions. C’est comme cela que tout a commencé. J’ai organisé une première mondiale avec des chorégraphies originales pour danseurs âgés, signées de Hans van Manen, William Forsythe, Mats Ek et moi. Le NDT III est donc né en un weekend autour de quatre vieux danseurs dont personne ne voulait plus. C’était plaisant, c’est vite devenu très intéressant. Ils ont voyagé dans le monde entier. Il n’y a pas de capitale en Europe où ils ne soient allés. Et le Japon, la Chine, l’Australie, le Canada, le Brésil, le Mexique… C’était incroyable. Aujourd’hui, il existe plusieurs expériences du même genre, un peu partout. Travailler avec de vieux danseurs, c’est comme feuilleter des livres dans une bibliothèque – ils ont en eux tant d’expérience, tant d’histoires. Nous avons tous éprouvé un plaisir fou à les voir retrouver une nouvelle jeunesse. Soudain, ils pouvaient vivre de nouveau. Car ces gens-là vivent pour la scène, il faut voir les choses en face. Gérard Lemaître sans la scène n’est pas Gérard Lemaître, Sabine sans la scène n’est pas Sabine. Soudain ils avaient une nouvelle vie. Bien qu’il se soit agi de gens âgés, toute l’entreprise avait une allure de jeunesse. La giovinezza. Pour eux, et pour moi. POUR CONCLURE Je voulais parler de l’amour mais je ne sais que dire, car tout ce que j’essaie de faire tourne autour de l’amour et de la mort, bien sûr, je l’ai raconté des milliers de fois. Du reste, je me demande ce qui ne tourne pas autour de ça ? Toutes les œuvres d’art ont affaire à l’amour et à la mort, faute de quoi elles ne sont rien. C’en est presque un cliché! Et puis, qu’est-ce qui est fondamental si ce n’est l’amour? Pas seulement l’amour sexuel, mais l’amour pour d’autres personnes, pour l’art, pour la bonne nourriture – l’amour en général, qui revêt tant de formes différentes. Quelque chose qui nous donne une sensation merveilleuse, quelque chose qui nous étreint et qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. C’est cela que j’appelle l’amour. Je pourrais dire que ce que la vie signifie pour moi, c’est léviter. Je n’entends pas par là le pouvoir de voler, mais le symbole; si j’étais condamné à avoir toute ma vie les pieds rivés au sol, alors je ne voudrais pas vivre. Même un millimètre au-dessus du sol, c’est assez pour moi. Et puis il y a certains moments dans la vie, certaines choses qui nous permettent de nous élever un peu plus haut. Quitte à s’écraser de nouveau. Oui, la lévitation est une très bonne description de ce que la vie pourrait signifier pour moi. Cela n’a rien à voir avec une forme quelconque de spiritualité ou d’incarnation, ni avec l’accession à un quelconque état de grâce. Rien de tout cela. Mais léviter à un centimètre au-dessus du sol parce que j’ai mangé quelque chose de vraiment très bon et penser alors que oui, cela vaut la peine de vivre. Ou me retrouver à plus d’un centimètre du sol parce que j’ai vu une grande œuvre d’art… Je pourrais dire que ce que la vie signifie pour moi, c’est vivre, ni plus ni moins. Comme un Aborigène. Ou une calligraphie. Un signe que fait le corps dans l’espace, qui déjà disparaît. Un signe éphémère.
I DO WHAT I CAN … keep on… trying… not knowing what… … what to try… … no matter… keep on… … hit on it in the end… then back… Samuel Beckett, Not I LA ZONE GRISE “What life means to me”, this is the worst question! It could be calculated according to age. You should ask a ten years old child and maybe he would say: “life means a big cake to me and that’s it”. But we’ve lived a little while and we posed this question all the time, and we never really came with an adequate answer. I see our lives as orbits. I think we move in ellipses in our lives, and we have different sizes and different gravity. That’s why we attract other orbiting people, and sometimes we feel attracted and we spend a little longer time with them. Or we feel less attracted or repulsed, or they feel repulsed by us. I don’t think in terms of lines, I think of ellipse orbits, spirals. Something that moves in a spiral way, an ellipse-like way, which moves into space and attracts other people orbiting in different directions. That’s how I see things happening. I am not a religious person in any sort of denomination. I don’t belong to any church and I could never have belonged to any church. But if I could ever believe in any kind of God, that would be the God inside you, and inside myself and inside everybody. Maybe you could call it a little light, a little sun, maybe you can call it differently. But I think that there is something that is gigantically small in each of us. I really think that micro cosmos and macro cosmos are basically the same. The smaller you go, the larger everything becomes. I believe that very much. And I think that we all are part of this and we go back to that after we finish our life, and we become part of the entire family again, until some parts of us become conscious and become somebody else or something else, because you are made of different things and different people, different minerals, different everything. So you’re part of the whole universe, of course, and only that, and you just become conscious. I made a piece called Return to a strange land and that’s exactly what the title means. You have become conscious that by some kind of chance you became what you are, and after you die you go back to the same world but it’s an unknown world to you. So you are returning to a land where you were before, but sub-consciously. You’re returning to a strange land, to a place that you should have known from before or maybe you know sub-consciously. I love this grey zone between being and not being, between lightness and darkness, all this. I love the time just before performance and after performance. It’s the most beautiful. Actually, before the performance even more because it’s a process of getting to some place. It’s not being there, and it’s in your imagination. Everything is so beautiful and then the actual performance may be disappointing, but the preparation, the expectation, that beauty, that electricity… The twilight zone between. Maybe it’s because I am not brave enough to commit myself. This is black and this is white, but I can never commit myself. Black can be completely black but white cannot be completely white. You can make total darkness but you cannot make total light. If you look around there are zillion of whites. Even the sun can be zillion times brighter than it is. But black is black. Inside something is poker black. Like a black hole in the universe, attracting everything, every matter. That is why black is so powerful. LA TERRE MATERNELLE The fact that I don’t live in my home country is very important. It’s very essential, it changes you. I haven’t spoken consistently Czech for almost fifty years and I am sixty-nine. I speak very well Czech and I can write very well in Czech. I remember even words that I never spoke. I remember from school or I read them. Very specific or archaic forms of words, but I remember all. I haven’t forgotten anything. So I speak the language really well and I understand the language very well too, so I have that kind of contact, it’s not even an intellectual contact, it’s just buried somewhere in the memory. I don’t quite understand it. I started writing in Czech because I thought I was losing my language. I haven’t lost it at all. What is strange is that the muscles in your mouth are not used to moving that way. You get into a habit of speaking English or speaking German or whatever, and when speaking Czech the exercises in the mouth are different. I do forget now, like older people: you remember things from your youth, you don’t remember what you did yesterday. This is slowly coming to me but I remember my language really well. The tragedy is that to every question I can answer with a yes or a no in the same quality. It’s terrible. I can say yes, is it positive that you left your country. Of course it is positive. You see so many other things. Basically you become much more a citizen of the world. Is it negative? Of course it is negative. JE FAIS CE QUE JE PEUX Constantly having to learn new things actually became a habit and some kind of a quest in my way of working. I always wanted to go beyond what I know, all the time, and maybe somebody else knew it already and that’s fine, because for me it’s a discovery. For me the main thing is discovery and creation. That is the essence of what I would like to be, at least. You have a certain potential power in you to discover things or to do things and sometimes people are not aware of that. What is that power? I love this Samuel Beckett statement: “I do what I can”. It’s just so perfect. It cannot be better. But I have my own personal male chauvinistic explanation of that. As boys we used to have competition who can pee further. But it has two components. It has to do with the power you have in yourself, how much pee is there in yourself, how strong are your muscles.., and it has to do with aim. You have to aim the right way. If I aim here, that’s not far enough. If I pee here it’s better. If I pee there maybe it’s pretty good. But if I go higher it’s too high. If I go even higher it comes closer. If I pee straight up it falls on my head. The question is how you use ultimately the power that you have in you. How you use your potential at its best possible way. You have to aim well. You must not underestimate and you must not overestimate. That is a very difficult thing, because it is in people’s nature that they always want what they don’t have. Or they want to do what they are not capable of. That’s why I adore this statement of Beckett, “I do what I can”. And he did. This is fascinating. Really. But I speak in such general terms: this is basically about anybody. My personality is between micro cosmos and peeing, basically, somewhere in between. COMMENCEMENTS At the Conservatoire, in Prague, we had an education that told us from the beginning: don’t just look at dance, look at all art forms that are around you. We were in the middle of the university and there was a faculty of philosophy, and the students always mixed at the lunch break. So we were not just dance oriented. We had really good teachers who were born before the war and before the communist regime, in the twenties and thirties, and they were very open people and it was not a communist education at all. Maybe that helped them to show us the diversity of the different possibilities of things. That there is not only one way to Jerusalem, but many. I always had natural interest in various things. I happened to be a dancer, as I like physicality. I like sports. I used to do gymnastics, so the physicality was always a good element for me. Somehow through the virility, you create something. I wanted to express something through the body. I wanted to be Nureyev and when I was twenty-eight I realised I could not be Nureyev. I realised that my own body was worthless, that I could much better express myself through bodies of other people, not my body. Somebody else could materialise my dreams much better than I could do it myself. At that moment I said ok, finita la comedia. So how I became a choreographer is incredibly simple. I was in Stuttgart at that time, that’s where I made my first works. I made about eight works there and the people from Holland saw it and they invited me. And I became director of the Nederlands DansTheater in The Hague when I was twenty-eight, when I had made the decision to stop dancing. QU’EST-CE QUE LA DANSE? When I was very young I went to study the dances of the aboriginal people in Australia. I went to the desert to spend some time with them and to see how important it is for them to dance. There is no culture like the aboriginal people in the world because they are culture themselves. They don’t make culture that stays. They originally didn’t make any works of art - some cave paintings, very few. Their culture is a truly living culture: when they sing the culture is evidently there, when they stop singing the culture is no longer there. When they dance the culture is there, when they stop dancing, the culture is just inside them. When they tell a legend, the legend is alive, if they don’t tell it it’s inside them. It only exits in these human beings. So it’s the only truly living culture that I know, because otherwise it does not exist. All the aboriginal painting - this came much much later - is mainly made for the tourists. They are nomads. No architecture, no houses. They are naked people. No clothes. No writing, no recording of anything. They’ve only instruments to survive. They have a boomerang, they have a spear, they have two pieces of wood to make music and they have the didgeridoo, that’s traditional. We tried to record things, but for them things are only living at one moment. I was so fascinated by that culture and by a dance that I saw. It was called “the hunter and the animal”. They were constantly moving on the perimeter of a circle. The distance from one to the other is always the same because they move simultaneously. They never came closer. So you never knew who was the hunter and who was the animal. You never knew who was hunting whom. I thought this was fascinating. I had to figure out what these people were doing. So we organised a big festival of aboriginal dance. We see aboriginals as a bunch of black people, but it’s like Europe, they all speak different languages, they have different dances, different stories, different cultures. So we brought them all together and spent some time with them, but I was so nervous thinking: how can we communicate? What will they make of me? What will I make of them? I had no idea. They wanted to know who I am. I went to the desert with a television and a battery, and showed them a video of one of my works. They were sitting around all naked looking at my work. They don’t create dance, they don’t create song, they say they dream it. That’s the way: I dreamed a dance, I show you, I dreamed a song, I show it to you. When they had seen my work, they said nothing and left. They came back the next day and said, he’s a good dreamer. Then they allowed me to be with them. They were doing a line dance and they took me into the line and danced with me. I thought, if you have some roots in Europe and you have roots in Australia, if they’re long enough theyprobably touch somewhere or burn in the magma. Dance is such a primary human expression, it’s the oldest art we have. It was before writing, painting, anything. It’s such a very vulnerable human expression, because you declare your body as a work of art and you express with that. So you cannot really lie because if you lie, you are yourself a lie, but as you are not a lie, you cannot lie. That’s why maybe it is the universal kind of communication, all-embracing. Music also. Singing. Those two naked arts, dance and song, you can do it without any extension of your body. You can be naked and sing and dance. That’s why I think it has a universal appeal. Song, voice and dance. Now we mix, and I do it too, dance with words, film and all kinds of things. You can write very different things with the same handwriting. But still, dance is something very specific that cannot be told in words or film, cannot be told in anything else. And to find that specific quality, this uniqueness of dance is very difficult. That’s what I’m after. To find the essence, the unique quality that only dancers and no other arts have. And that’s difficult. ENTRE VIE ET MORT I had a project with Pas moi by Samuel Beckett - it’s the text for the mouth, Madeleine Renaud created it, you could see only her mouth saying the words in the dark. I imagined to divide the text so that it would have been partly said from a film and partly from a live person. So the text in the film could have been said maybe years back and the one on the stage right now – it would have been shared between somebody alive and somebody dead, in a way, because in a film you are not living. For me this is such a fascinating thing to experience, the life and death at the same moment on stage. This is what I really adore. I worked it all out but I didn’t get the permission from the Beckett foundation to do it. They said “we appreciate that but we feel that you go so far away from the original concept that we cannot allow that.” Of course they were completely right. I was too selfish in a way. So maybe I could do it with another text, because I love this thing of a person being dead and alive at the same time. Unfortunately, I have many projects that I haven’t materialised and I will not be able to materialise. Maybe my life is about works that I have not made, not about the ones I’ve made. Because they’re much more beautiful and much more profound than the ones that I made. One of them that I partly materialised but partly not is to me a combination of film and live performance, it is the most beautiful. Because it tells you about life and death, and it tells you about a time being stopped at a certain moment, life that has been stopped at a certain moment and life that goes on next to it. Maybe I will make a simple form of that one time. KILL YOUR DARLINGS I think making theatre is the art of taking away, not adding. Unfortunately, I get too complicated things, and then I take them all away and at the end I come with quite simple things. But the torture of going through the complications is crazy. What usually happens to me is that the basic idea is simple and then develops into a monster, incredibly complicated. And then you start building down again and then you are left with a good bouillon that you boil for many hours. You use just the essence and then it’s a real quality. That doesn’t happen all the time but when it happens, it’s really beautiful. When you are in the process of creating you know that this is not really right but you start loving it because it’s there. But you have to kill it. It’s like killing your babies. Or as William Faulkner said about writing, killing your darlings. You have to dig inside deep to come up with something that is unique and that is you and that translates and can be understood in a certain way. It’s an inner experience. I would not feel in the right place otherwise, but it’s an attempt, it’s never achievement, it’s always an attempt to do something. I rather suffer if I have not achieved exactly how I wanted to. I know many perfectionist people, but there are perfectionists who think it’s fine if they don’t achieve perfection, it’s the way to get there. I would much prefer if I would be just satisfied with the way of reaching for it, and of course nothing is ever perfect, so at the end there is always a degree of disappointment in whatever I make. Extremely self-critical, sickly self-critical - in a way, this makes me very unpleasant because I demand from people who work with me the same, and in our work, we don’t work alone. As a choreographer, you have to work with costume designers, lighting designers, dancers, musicians… So it’s a complex sort of thing and it can get on people’s nerves when you demand certain standards. Many people think that I am not a very pleasant person. There’s a big contradiction in me because I make performances, and of course they come out of my necessity of creation, but I do it for the people. I’m not one of these guys who say “I just do something and if people like it, it’s very nice, but it they don’t like it, I don’t give a damn”. No. I want people to love what I make. That’s why I give it to them. I have colleagues, and someare fantastic, who provoke the people until they go crazy, and the more antagonistic they are the happier they are. I am not like that. I like people to like what I give them. Otherwise I can do it in the kitchen, and that’s fine. So, in a way, I’m in the state of development where I just want to do things that I love but it’s not really true: I always want to share. I really want to share,always, and I adore when people like what I make. It is as simple as it can be. In that way, I am not controversial at all. I want to contribute to some kind of positivity that is in people. Sometimes hidden, you hardly can find it. I like to enhance the positive element that every human being has inside him, and I like to tickle it in such a way that it comes to surface somehow. This is what I love to do. LA MUSE SABINE The thing with dancers is that their dancers lives are not so long. So you constantly change, but there are exceptions. Like Sabine. Sabine interests me for nearly forty years already. She was a baby when we met, I think she was seventeen. It was in Stuttgart. She did some group dance by John Cranko for La mégère apprivoisée: people in the village, angry because they make too much noise… that sort of stupid things. I sat there with an older dancer next to me and I said “look at this girl, she is hysterical”. That was SabineKupferberg. Ever since I saw her, she was funny. She has a fascinating capacity of metamorphosis… Of course there were famous liaisons between choreographers and dancers, like Zizi Jeanmaire and Roland Petit for example, but ours is even more extreme. I don’t say it’s good or bad but it is like that. Actually our relationship is completely unique in the world of dance. Some people discover something and the rest of their life is stagnation. This is not possible for Sabine and for me. This is impossible. This would be death, definitely death. Stagnation is impossible. If I really feel there is no more way ahead of me, I stop. I’m not interested. I don’t say that it is the right way because there are people who reproduce themselves practically within a small range and they are happy with it, and other people are also happy with it because they recognise something they know and it’s very cerebral. If you want to buy something you want to know exactly what you’re getting. With us, it’s very tricky. Sabine has her limitations like I do. The limitations help you to expand because you have to break through them. So limitations are not at all uncreative, on the contrary. IMAGES You know, our world of dance is so ephemeral, it’s all “vision fugitive”. It just goes quickly and if you didn’t catch the moment… And that’s the beauty of it, that’s extraordinary, but you want to catch the moment, you want to have it for ever, so naturally you go towards capturing it in some way,in film maybe. But it is all contradicting. I also think that it has to do with age, this obsession of capturing the moment. The chance of capturing the moments will be less because we will die sooner. I am talking about Sabine almost all the time because I work with Sabine on Sabine, using the way she changes over the years. She changes much faster now of course. A child changes much faster at the beginning, then, between let’s say thirty-five and fifty-five we don’t change so much, of course sometimes much, but not so much. Between seventy and eighty, it goes very quickly suddenly. So maybe I am more obsessed now by capturing that moment of what is happening inside that human being on a film or a photo. An image, it is so thin! Maybe one millimetre, maybe three- quarters of a millimetre, something like that, but some photos are twenty kilometres thick because you can read in it a whole history. You can see sometimes eyes in which the whole world is being reflected and sometimes you see a photo which is not even worth half a millimetre. It’s as flat as a pancake because there’s nothing. It’s like a work of art. Sometimes a work of art is not worth the canvas that it’s made on, and sometimes it has a depth that goes on for ever and ever. And you have people like Sabine. I go back to Sabine who speaks volumes with one moment or with a cut out of her face, just a part of her face. It can speak sometimes an even more powerful language when it’s the right moment. It’s an interesting question. But just in case I don’t manage in one picture, I take about twenty-four pictures! Our next project is an installation of photographs I took of Sabine. Each one is a slice of time, it’s like a sausage slice now. And I wrote a little text about this exhibition: Motionless photos - artificially constructed emotional state - Art and artificiality. Two words with the same root, but totally opposite in their meaning. Why this installation? It is my way of dealing with the tension between reality and imagination. And it is my attempt to stop the time for a fraction of a second, and take time to look at it quietly.... Performing artists are trained to reproduce such an emotional state in an instant. The result is "frozen choreography". A photographic image is a guillotine, separating us from the past and the future, and at the same time bringing both back together in the moment of exposure. The images of this motionless theatre will survive the performer for many years to come.... Sabine is photographed simultaneously from the front and from the back. Torn apart by what was and what will be, in all its bizarre forms. I made these images because I am fascinated by Sabine's talent to change with the years, and by her ability to express her ever changing emotional world. Her ability to make a "truthful reproduction of emotions". It is another step in our creative relationship... Another step of holding on, and letting go... I took pictures of Sabine from the back and from the front at the same time so you feel what she’s living and what she has left behind and where she goes. It is like a guillotine separating the past and the future. But that’s already a lie because that already was two weeks ago. So it’s always an illusion, nothing really you can hold onto constantly. And when I will leave, you will be older and I will be older than when I came here. We don’t realise that but it’s like that. It’s such a crazy concept. In my rehearsals, I used to say “so we are closer to death again”. I said that so often. They say “what?” and I say “don’t you think? Of course!” FROM FOURTY TO DEATH In 1990, I had been a director for fifteen years. In the fifteen years I had to tell some wonderful dancers like Gérard Lemaître to leave the company as I had no food for them anymore. They could not exist anymore in the repertoire that we were doing, it was finished. I had to say that to some people: I’m sorry,you’re too old, and you cannot do this stuff anymore. It’s not good for you, it’s not good for us, it’s not good for the public, and it’s not good for anybody. I had to do it. It is so painful. Imagine that actors would stop acting when they are thirty-five. It’s absolutely crazy. So I thought: let’s start something new for dancers between fourty and death, and see what we can do. I had an interview with a journalist on a Saturday afternoon, and she said, “Ok we are finished now, would you like to add something?” And I said “I don’t want to add anything, but wait a minute, I’ll tell you one thing. I think that it is a shame that no choreographer, no institution made a serious gesture towards older dancers yet. I think that this is criminal, this is terrible.” That was Saturday. I knew there were choreographers who had liaisons with dancers who are that age and they would like to do something for them. So for me it was Sabine, for Hans van Mannen it was Gérard Lemaître, for William Forsythe it was his ex-wife and for Mats Ek it was Anna Laguna. I kept phoning my friends over Sunday and on Monday I had a yes from everybody. So everybody was making something specific, something special for people they had great feeling towards. That’s how it all started. I made a world premiere with original choreographies for older people by Hans van Mannen, William Forsythe, Mats Ek and myself. So NDT III was born over a weekend with a group of four old dancers, whom nobody wanted anymore. And it became very interesting and it was fun and they travelled around the world. There is not one capital city of Europe that they have not been to. And Japan, China, Australia, Canada, Brazil, Argentina, Mexico. It’s incredible. Now there are several experiences of the kind. Working with older dancers is like paging in a library. There are so many stories and we had so much fun because they all got new lease on life. Suddenly they could live again, because these people live for the stage, let’s face it. Gérard Lemaître without the stage is not Gérard Lemaître, Sabine without the stage is not Sabine. They had had to finish all, and then suddenly they had a new life. Although we were dealing with older people, it had a very youthful quality. La giovinezza. For them, and for me. POUR FINIR I wanted to talk about love but I don’t know what to say about love, because everything I try to make is about love and death of course, I said that thousands of times. But what is not about life and death? Every work of art is about love and death, otherwise it is nothing. It becomes such a cliché. We see love in such different ways all the time. Then, if you think of the ultimate, what is the ultimate? It is probably love. I mean sexual love but I don’t mean only sexual love, I mean love for other people, love for art, love for good food, love in general. Something that gives you a very good feeling, something that you embrace and makes your life worth living. That I call love. I don’t know. I could say that what life means to me is levitation. It’s not about flying, it’s about the symbol and if I had the feeling that all my life I would be dragging my feet on the floor, then I wouldn’t want to live. That is impossible. Not even just a millimetre from the floor, that’s fine with me, that’s enough. And then, there are certain moments in life, certain things that enable you to be just a little bit higher than normal, and then boom, you can crash again and it’s ok. But I think that levitation is a very good description of what life would mean to me. I don’t mean any kind of spiritual, I don’t mean incarnation, I don’t mean reaching any kind of state of grace. None of that. Maybe levitation by eating a really very good food and I feel one centimetre off the floor and I think, yes, this is ok. That’s worth living. That’s fine. And you see a great work of art and then you are more than one centimetre, maybe. I could say that what life means to me is no more and no less than to live. Like an aboriginal. Or like a calligraphist. A sign in the space with your body, and it’s already gone. An ephemeral sign.